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FCFA/ECO : Comment penser une monnaie africaine libératrice ?

Par Thierry AMOUGOU | Africain.info | samedi 11 janvier 2020
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Beaucoup d’économistes africains ont pignon sur rue depuis la déclaration du binôme Wattara/Macron d’engager la sortie du FCFA pour l’ECO. Cela est une bonne nouvelle pour un continent africain où ce sont très souvent le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale qui parlent en son nom à travers des programmes de politique économique déconnectés de ses réalités. Ce moment de gloire des économistes africains est cependant aussi un temps intellectuel inquiétant au sens où il met en exergue l’absence d’une pensée monétaire originale capable de soutenir le projet panafricain de développement autrement qu’en s’appuyant sur le monétarisme initié par Milton Friedman pour le compte des économies de marché modernes.

Plusieurs économistes africains préfèrent une science économique de la monnaie à une pensée sur la monnaie et jugent plus adapté à l’air du temps néolibéral d’appliquer à l’ECO des recettes néoclassiques éculées qu’opter pour une pensée panafricaine de la monnaie en redorant son blason à une économie politique monétaire. Le chantier monétaire de l’Afrique gagnerait pourtant à sortir d’une telle posture en reconsidérant la monnaie moins comme un fait économique achevé que comme un lieu de conflits et de divergences sur son rôle dans la construction de l’ordre commun qu’est le développement de l’Afrique.

Les trois états de la servitude monétaire : évènements, cycles et structures

La servitude monétaire que vit l’Afrique ne peut être approchée avec pertinence à partir d’un évènement déclaratif dont la temporalité courte est propice à la saisie de la surface des phénomènes. Dans une telle posture analytique, des mots, des phrases et leur enchaînement dans un discours pèsent plus lourds que la maturation historique de la servitude monétaire. Dès lors, l’effet d’annonce de la sortie du FCFA pour l’ECO à travers l’abandon du mécanisme du compte d’opération et de la présence d’experts français dans les conseils d’administrations de certaines instances monétaires africaines, agit comme un effaceur tant du cycle politico-économique (temps moyen) que de la longue durée (temps long) de la sédimentation des structures matérielles et spirituelles de la servitude monétaire dans laquelle est englué le continent africain en général et les pays de la zone franc en particulier.

La temporalité courte de l’histoire évènementielle ne peut donc pas atteindre la dimension cyclique de la servitude monétaire. Celle-ci ne peut s’expliciter avec pertinence qu’à partir du cycle politico-économique, c’est-à-dire une conjoncture construite par la conjonction entre des annonces de mesures de politique économique, des échéances électorales et des stratégies politiques.

Concrètement, un tel cycle revient à prendre des décisions populaires en période préélectorale et/ou de construction stratégique en comptant sur l’amnésie des citoyens qui, dans le cas du FCFA, est profitable à Ouattara et à Macron comme entrepreneurs politiques. Le premier est en période préélectorale et fait face tant à une image négative au sein de la société civile panafricaine contre le FCFA, qu’au positionnement anti FCFA de Mamadou Koulibaly, autre candidat à l’élection présidentielle ivoirienne en octobre 2020.

Du côté hexagonal, les critiques de l’Allemagne et de l’Italie sur la continuation d’un impôt colonial sous forme du mécanisme du compte d’opération se font de moins en moins discrètes et écornent l’image d’une France où seule Marine Le Pen met la question du FCFA dans l’agenda politique. Il va donc sans dire qu’être auteurs de déclarations favorables à la sortie du FCFA est de l’ordre du cycle politico- économique tant pour Macron que pour Ouattara, sachant que des annonces de politique économique de la part d’entrepreneurs politiques n’engagent que ceux qui y croient et non ceux qui les font. En conséquence, la servitude monétaire prend la forme d’une prise en otage du projet d’autonomie monétaire de l’Afrique par deux entrepreneurs politiques qui font de la sortie du FCFA un cheval de Troie de réorganisation de l’impérium monétaire français en Afrique par détournement du projet souverain de la monnaie ECO.

Il en résulte qu’instrumentaliser la problématique de la sortie du FCFA pour des fins politiques fait partie d’un cycle politico-monétaire qui, par le passé, montre que la France influença très souvent largement des élections dans des pays de la Zone Franc par une manipulation d’agrégats monétaires induisant une hausse des liquidités pour favoriser la réélection des régimes pro-français et une baisse de celles-ci pour entraîner la chute des régimes rétifs aux diktats de Paris.

Le pont est ainsi fait entre la servitude monétaire cyclique et la servitude démocratique des pays de la Zone Franc à travers la manipulation psychologique des électeurs par le mécanisme du compte d’opération et des réseaux bancaires françafricains.

Si, au XXIème siècle, la parole d’un Président français vaut toujours son pesant d’or dans la problématique monétaire de quatorze pays africains, alors le sentier de dépendance historique compte. Il met en évidence un effet d’hystérésis traduisant la réalité suivant laquelle les structures matérielles, spirituelles, politiques et économiques qui pensent la monnaie africaine de nos jours subissent encore l’inertie de longue durée du système colonial. Dès lors, la dimension cyclique de la servitude monétaire est elle-même incapable d’éclairer la servitude monétaire structurelle en dehors de la seule sortie du FCFA.

La servitude monétaire que connaît des pays africains n’est en effet pas limitée au FCFA. Celui-ci n’est qu’une étape d’un phénomène de répression coloniale de l’éthos monétaire africain en vigueur avant la colonisation. Nos travaux dans ce domaine mettent en exergue des monnaies africaines précoloniales (sel, fer, animaux domestiques, kru, cauris, tissus…) ayant à la fois une valeur d’échange et une valeur d’usage, marquées par un anthropocentrisme de la valeur et stabilisatrices des rapports socio-politiques et économiques durables dans des territoires précis. Ces trois caractéristiques soulignent respectivement l’absence de déconnexion entre sphère réelle et sphère monétaire, l’élection de l’Homme au statut de richesse ultime à promouvoir et la propriété des monnaies précoloniales comme produits des rapports politiques, économiques et sociaux de long terme dans un territoire donné.

En conséquence, la servitude monétaire structurelle revient, non seulement à balayer cette histoire monétaire africaine précoloniale en considérant que l’ ECO tombe de l’hélicoptère à l’instar de la monnaie de Milton Friedman, mais aussi en oubliant qu’avant le FCFA , c’est d’abord une répression de nature coloniale qui interdit l’usage et l’évolution des monnaies africaines précoloniales.

Le FCFA n’est donc qu’un évènement dans la servitude structurelle qui, avant lui, évinça l’éthos monétaire africain précolonial et installa la conception monétaire des puissances coloniales. En ce sens, FCFA et ECO sont tous des fruits d’une pensée monétaire occidentale au service de la colonisation de la monnaie par le capitalisme et de sa dynamique de domination des valeurs d’usage par les valeurs d’échange, de l’Être par l’avoir et de la durabilité des territoires par des marchés.

Le but de l’ECO est-il de faire de l’Afrique une énième arène capitaliste de ce type où un lieu d’une vie durable et désirable ? Une monnaie africaine comme l’ECO ne peut sortir l’Afrique de la servitude monétaire événementielle, cyclique et structurelle que si elle est incarnée, non seulement en reprenant à son compte des valeurs et des caractéristiques de l’éthos séculaire des monnaies africaines précoloniales, mais aussi en capitalisant dans sa construction tout ce que l’Afrique aura appris de la civilisation monétaire occidentale.

Une servitude intellectuelle peut perpétuer une servitude monétaire

Là où l’économie politique pensait les sociétés et leurs problèmes, les sciences économiques appliquent des recettes toutes faites en tout temps et en tous lieux alors qu’on devrait avoir autant de recettes que de contextes. Ce qui est marquant, en dehors de leur compétence, est que presque tous les économistes africains intervenus sur la problématique du FCFA condamnent la servitude monétaire sous laquelle croupissent les pays de la Zone Franc mais perdent conscience du fait qu’ils perpétuent eux-mêmes la servitude intellectuelle de l’Afrique, des Suds et des pauvres du monde entier en parlant de l’ECO en termes monétaristes. Il est pourtant un secret de polichinelle que le fétichisme de l’inflation, de l’équilibre extérieur puis des ratios déficit public sur PIB et dette sur PIB sont les totems d’un monétarisme qui, depuis les années 1980, spolie les États pour les marchés financiers, les pauvres pour les milliardaires, les travailleurs pour les actionnaires, déclasse le trésor public par rapport aux banques dans la création monétaire tout en promouvant des Banques Centrales indépendantes.

Peut-on libérer l’Afrique, le Sud et les pauvres du monde de la servitude monétaire sans sortir d’une servitude du monétarisme comme fin de l’histoire de la pensée sur la monnaie, ses fonctions et sa gouvernance ? Au lieu d’être une institution au service de la stabilité, de la durabilité des sociétés et de l’épanouissement de l’Homme comme valeur suprême ainsi que l’incarnent les monnaies africaines précoloniales, le monétarisme a fait de la monnaie un bien privé et une arme de violence économique massive sur les sociétés, les États et les pauvres à travers le monde.

Non à l’indépendance des Banques Centrales, oui à leur responsabilisation

Les défis de l’Afrique sont le chômage, la pauvreté, les inégalités, la pression démographique, la démocratie et le développement durable. Une monnaie africaine , étant donné l’interconnectivité des ces défis, ne peut se payer ni le luxe d’être un simple voile comme le pensent les monétaristes, ni l’inconséquence d’être gérée par une Banque Centrale indépendante qui n’a aucun compte à rendre à la société. L’interconnectivité des défis appelle plus à la responsabilité des monnaies et des Banques Centrales qu’à leur neutralité et indépendance. C’est cette responsabilité sociétale qui doit devenir la trame générale qui fonde la rigueur des critères de gouvernance monétaire au XXIème siècle. Voulons-nous faire de l’ECO une arme supplémentaire pour une économie de la souffrance rédemptrice ou alors, en relativisant les critères de convergences monétaristes, lui donner un supplément d’âme qui en ferait une monnaie qui s’occupe de la pauvreté, du chômage, de l’industrialisation de l’Afrique, de la géoéconomie africaine, des grands travaux publics, d’une économie informelle dépendante du numéraire, du caractère embryonnaire des marchés financiers subsahariens et du rationnement du crédit qui frappe la majeure partie de la population africaine ?

L’ECO peut-elle permettre une politique fiscale redistributive en Afrique de l’Ouest sans mettre fin à la libre transférabilité des bénéfices des multinationales françaises ? Dans la mesure où aucune étude scientifique n’a montré sans équivoque qu’une Banque Centrale indépendante entraînait un meilleur développement et plus de croissance qu’un minimum de répression financière pour soutenir et orienter son développement comme le fait la Chine, les fondamentaux monétaristes n’ont ni le monopole de la rigueur dans la gestion monétaire ni un avantage comparatif en matière du développement induit.

In fine, une réelle sortie de la servitude monétaire exige, en dehors de la prise en compte des dimensions événementielle, cyclique et structurelle mentionnées, une innovation de la pensée monétaire africaine en inventant de nouveaux indicateurs de gouvernance monétaire libérés du monétarisme. Dans ce sens, il est possible de penser à d’autres critères capables de générer de nouveaux avantages comparatifs africains. Cela peut se faire en privilégiant la compétitivité écologique et agricole de l’Afrique à sa compétitivité financière, l’intensité intégrative, en travail et en empowerment féminin de ses investissements aux profits spéculatifs afin, respectivement, de soutenir l’intégration africaine, de capitaliser la puissance démographique du continent et de promouvoir les droits économiques de la femme africaine. Une monnaie peut détruire une civilisation ou la promouvoir.

[Thierry AMOUGOU, Macroéconomiste hétérodoxe du Développement, Pr. UCL, Belgique. Dernier ouvrage publié. L’esprit du capitalisme ultime. Démocratie, marché et développement en mode kit, PUL, 2018.]

 
 
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